Méditer en marchant et Vision profonde
Source : Jacques Languirand in "RADIO CANADA" - Par 4 chemins.
La technique de méditation en marchant que je vous propose est relativement simple et d'une grande efficacité.
Elle repose sur la différence entre
• voir (l'ensemble)
• et regarder (un point en particulier).
Elle consiste simplement à voir plutôt qu'à regarder.
Mais il s'agit en fait d'exercer un contrôle non pas sur la vue – qui assure toujours à la fois les deux fonctions : voir et regarder – mais sur l'attention.
Cette technique consiste à élargir l'attention à l'ensemble de ce qui est perçu, donc à ce qui est vu plutôt que de la restreindre à ce qui est regardé.
Autrement dit, pour employer un langage plus technique, il s'agit de dissocier l'attention de la vision restreinte assurée par la fovea centralis (et, relativement, par la macula oblongata) pour l'investir dans le champ visuel élargi, en fonction de la vision périphérique.
Je connais, pour l'avoir pratiquée, la technique inspirée du Vipassana (technique bouddhique de méditation) qui consiste, pendant la marche ralentie, à être attentif au moindre mouvement du corps.
Mais j'étais à la recherche d'une technique qui permettrait, pendant la marche normale, d'apaiser le fonctionnement du mental, de favoriser la conscience du corps de même que la présence à soi.
Ce qu'il faut savoir sur la vue...
La vision se définit à trois niveaux :
• La fovea: zone restreinte où la vision est la plus nette, mais de 3º à 4º seulement, qui permet de focaliser.
• La macula: zone où la vision est moins nette que celle de la fovea, mais de 12º à 15º en largeur et de 15º à 18º en hauteur, et de forme ovoïde.
La vision périphérique: zone où la vision est encore moins nette, mais dont le champ est d'environ 160º à 180º.
La perception au niveau de la fovea et de la macula est assurée par les cônes qui permettent de percevoir la forme et les couleurs; alors que la perception au niveau de la vision périphérique est assurée par les bâtonnets qui permettent de percevoir le mouvement.
Ce dernier point est important dans la mesure où la perception du mouvement n'est pas que visuelle mais aussi de nature spatiale, donc associée à l'expérience tactile.
La vision périphérique contribue donc aussi à se percevoir dans l'environnement.
Les différents niveaux de perception visuelle font l'objet d'un collage par le cerveau, ce qui donne l'impression d'une expé-rience unifiée.
Comme on le voit, il s'agit d’une question complexe.
Je ne vais retenir pour la suite de cet exposé que les informations démontrant la différence entre la perception visuelle assurée par la fovea (et la macula) – regarder – et celle qui est assurée par la vision périphérique – voir.
Afin de bien saisir cette différence, il est capital d'en faire soi-même l'expérience.
Je vous suggère donc de constater
a) que la vision focalisée, assurée surtout par la fovea, est restreinte : il suffit de regarder un objet, qu'il soit proche ou éloigné, pour constater qu'on n'en perçoit avec netteté qu'une toute petite partie;
b) et qu'il est possible de prendre conscience de la vision périphérique en élargissant le champ de l'attention des deux côtés à la fois sans bouger les yeux.
Telle est, en somme, la différence entre regarder – vision restreinte et voir – vision élargie.
Et telle est, par ailleurs, la différence au niveau de l'expérience visuelle entre l'attention active – regarder; et l'attention passive – voir.
Regarder est donc associé à l'attention active; voir, à l'attention passive.
Deux expressions, en langue anglaise, rendent particulièrement bien la différence entre l'attention active: "to be conscious of", et l'attention passive: "to be aware of".
Je viens d'en faire encore une fois l'expérience.
J'ai d'abord levé les yeux pour regarder une fleur qui se trouve dans un vase sur ma table de travail; puis, sans cesser de regarder cette fleur, j'ai élargi le champ de mon attention en fonction de la vision périphérique, de façon à voir d'un côté la porte et de l'autre la fenêtre, devenant ainsi conscient – mais au sens anglais de "aware" – de la totalité du champ visuel.
Méditer en marchant consiste précisément à élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique : donc, à voir plutôt qu'à regarder, passant ainsi de l'attention active à l'attention passive.
Or, chaque fois que j'élargis ainsi le champ de l'attention, passant de l'attention active à l'attention passive, je constate :
• que l'environnement ne me paraît plus être à l'extérieur de moi, mais que je me perçois, au contraire, à l'intérieur – augmentant ainsi mon sentiment de participation;
• qu’il m'est plus facile, lorsque mon attention correspond à la vision périphérique, de prendre conscience de mon corps, de ma présence ici et maintenant, et d'être conscient de moi-même, conscient d'être;
• enfin, qu'il m'est plus facile, aussi, d'apaiser le fonctionnement du mental : dans la mesure où l'attention passive est soutenue, "ça" cesse de parler dans ma tête...
Élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique représente donc, à toutes fins utiles, une technique de méditation.
Lorsque l'expérience visuelle s'apparente à l'expérience audio-tactile
Passer de l'attention active, correspondant à la vision de la fovea, à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique, entraîne une modification au niveau même de la perception sensorielle : l'expérience que l'on fait de l'environnement et de sa relation à l'environnement n'est plus à proprement parler de nature visuelle, bien qu'elle soit déterminée par la vue, mais, relativement, de nature audio-tactile.
Je m'explique :
Lorsque je regarde, je me perçois à l'extérieur de ce que je regarde – depuis un point de vue; mais, au contraire,
lorsque je vois, je me perçois à l'intérieur de ce que je vois.
Regarder particularise, détache l'observateur de l'objet observé; voir généralise, globalise, rattache l'observateur à l'environnement.
Voir est, par rapport à regarder, comme entendre, par rapport à écouter.
Je suis à l'intérieur de ce que j'entends.
Je participe de ce que j'entends.
De même, je suis à l'intérieur de ce que je vois. Je participe de ce que je vois.
Or, dans la mesure où, dans l'expérience de voir, l'oeil n'est plus actif mais devient passif, où l'attention elle-même n'est plus active mais passive, où l'observateur ne se perçoit plus à l'extérieur mais à l'intérieur de l'environnement, l'expérience visuelle s'apparente alors à l'expérience audio-tactile.
Et c'est pourquoi d'ailleurs il suffit de passer de l'attention active à l'attention passive pour qu'il soit relativement facile de prendre conscience de son corps dans l'environnement, de sa présence ici et maintenant – de devenir conscient d'être.
Pour plus de précisions sur la différence entre l'univers du visuel et celui de l'audio-tactile, voir: le toucher
Une expérience de biofeedback
Il y a quelques années, un ami neurologue m'a invité à faire une expérience de biofeedback dans son laboratoire.
Cette expérience m'a permis de constater que, lorsqu'on passe de l'attention active (regarder) à l'attention passive (voir), les ondes émises par le cerveau vont du tracé bêta, associé à l'état d'éveil et à la conscience ordinaire, au tracé alpha, associé à la relaxation, à la méditation et à la créativité.
Raccordé à un électroencéphalographe (EEG), je devais m'entraîner à exercer un contrôle sur les états favorables à l'émission d'ondes alpha par le cerveau.
L'expérience consistait à identifier ces états afin de pouvoir ensuite les recréer, suscitant ainsi à volonté l'émission d'ondes alpha.
Après avoir fait les expériences habituelles : fermer les yeux, me relaxer, suspendre le fonctionnement du mental..., avec le résultat escompté, je me suis mis à modifier le champ de mon attention, les yeux fermés mais comme s'ils étaient ouverts, passant ainsi de l'attention active, correspondant à la vision restreinte de la fovea, à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique.
Or, chaque fois que mon attention corres-pondait au champ élargi de la vision périphérique, mon cerveau émettait surtout des ondes alpha – ce qui était dans l'ordre des choses puisque j'avais les yeux fermés; mais chaque fois que mon attention correspondait à la vision restreinte de la fovea – et bien que j'eusse les yeux fermés – mon cerveau émettait surtout des ondes bêta...
Voulant pousser plus loin l'expérience, je me suis alors appliqué à restreindre et à élargir alternativement le champ de l'attention, mais cette fois les yeux ouverts. Le résultat de cette variante me parut encore plus significatif : bien que rien ne permît aux observateurs de constater une modification au niveau de mon attention, allant de l'attention active à l'attention passive, autrement dit, passant de la vision restreinte de la fovea au champ élargi de la vision périphérique, mon cerveau émettait davantage d'ondes alpha.
J'en conclus que, même si on a les yeux fermés, lorsque l'attention correspond à la vision restreinte de la fovea, le cerveau émet davantage d'ondes bêta; mais que, par ailleurs, même si on a les yeux ouverts ou, de préférence, entrouverts, lorsque l'attention correspond au champ élargi de la vision périphérique, le cerveau émet davantage d'ondes alpha.
Ce qui revient à dire que le fait d'émettre des ondes bêta ou alpha ne découle pas seulement de ce qu'on a les yeux ouverts ou fermés; mais qu'il est possible de modifier les tracés, selon que l'attention est active ou passive, et ce, que l'on ait les yeux ouverts ou fermés...
Cette expérience de biofeedback m'a donc appris qu'il est possible d'émettre des ondes alpha les yeux ouverts, et encore davantage les yeux entrouverts, à la condition d'élargir l'attention en fonction de la vision périphérique. Ce qui revient à dire que, ce faisant, on se trouve en état de méditation.
C'est sur cette observation que repose la technique de méditation en marchant que je suggère.
En résumé, il s'agit de voir plutôt que de regarder, en élargissant le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique; et de garder ainsi l'attention passive.
De la pratique du ZAZEN...
Dans la pratique de zazen – la méditation dans la tradition du bouddhisme zen – on accorde la plus grande importance à la posture qui, à une étape, devient l'objet même de la concentration.
La méditation prend alors appui sur la conscience du corps dans l'environnement, une expérience essentiellement tactile. Je crois nécessaire de rappeler ici que le sens du toucher est complexe par définition : il comprend, entre autres, le sens musculaire qui permet de percevoir la position du corps, autrement dit de se percevoir dans l'environnement.
Il se trouve, par ailleurs, que zazen se pratique les yeux entrouverts, ou plus précisément, comme l'écrit Marc de Smedt : "... le regard mi-clos, mi-intérieur, mi-extérieur" – formule très heureuse.
Il s'agit ici, en effet, de restreindre la vue et d'étendre le champ de l'attention devenue passive, en fonction de la vision périphérique, ce qui a pour effet, comme on l'a vu plus haut, de favoriser la perception audio-tactile et tout ce qu'elle implique : la conscience du corps, la présence à soi ici et maintenant, la conscience d'être...
Autrement dit, de tourner le regard vers l'intérieur, vers le sujet.
Je n’arrive plus à me souvenir où j'ai lu que les myopes... –si vous me permettez cette digression qui n'est peut-être pas sans rapport – ...les myopes, donc, sont en général plus "sensuels": audio-tactiles, par la force des choses!
Un ami – myope, comme on va le voir – à qui je communiquais, avec un certain sourire, cette ‘tautologie’ m'assura avec chaleur qu'il en était bien ainsi pour la raison que les myopes, ne parvenant pas à voir le monde distinctement, chercheraient à en confirmer la réalité par le toucher...
De là à se demander dans quelle mesure les myopes, audio-tactiles par définition, n'auraient pas une meilleure image de leur corps?
Peut-être aussi une meilleure conscience de leur corps?
Est-il permis de penser que les myopes auraient plus de facilité... à développer la 'présence à soi'?
Ces questions, je le sens bien, me portent à me laisser dériver...
Il n'y a pas de doute, en effet, que restreindre la vue, soit en fermant les yeux, soit en les gardant mi-clos, soit même en déplaçant l'attention en fonction de voir plutôt que de regarder, favorise la perception audio-tactile qui, à son tour, favorise la conscience du corps, qui favorise la présence à soi et la conscience d'être...
Pour délirante que puisse paraître cette audacieuse association, elle n'en est pas moins confirmée par les travaux de l'anthropologue canadien Edmund Carpenter, longtemps associé à ceux de Marshall McLuhan, sur la perception sensorielle et la communication, et qui est absolument formel sur ce point: restreindre le sens de la vue – ce que faisaient, selon lui, les jeunes hippies de l'époque, devenant ainsi des audio-tactiles en conflit avec leurs parents, visuels – a pour effet d'intérioriser la perception qui, de l'objet (extérieur) se tourne vers le sujet (intérieur); a même pour effet de l’orientaliser – l'expression est de lui. C'est à quoi je pensais chaque fois qu’il m'a été donné, depuis, de découvrir des photos de Maîtres spirituels d'Orient nous les montrant les yeux mi-clos.
Ces Maîtres sont, de toute évidence, des audio-tactiles: pour eux la réalité n'est pas à l'extérieur mais à l'intérieur; leur conscience n'est pas tournée vers l'objet à l'extérieur d'eux-mêmes, mais vers le sujet à l'intérieur, et leur démarche vise à développer la présence à soi, la conscience d'être – principe de la réalisation du Soi.
... à la tradition des arts martiaux
J'ai aussi trouvé la confirmation de cette observation dans les arts martiaux.
La différence entre voir et regarder est même l'une des règles du Bushido définies par le grand Maître japonais Miyamoto Musashi, dont il nous est sans doute possible, parvenus à cette étape de notre démarche, de mieux saisir la portée.
"Les samouraïs doivent (...) aiguiser les deux fonctions de leurs yeux : voir et et
ainsi n'avoir aucune ombre. (...) La position doit permettre de voir largement et vastement.
Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder.
L'essentiel dans la tactique est de voir ce qui est éloigné comme si c'était proche et de voir ce qui est proche comme si c'était éloigné.
L'important dans la tactique est de connaître le sabre de l'adversaire, mais de ne pas regarder du tout ce sabre adverse.
Méditez bien là-dessus.
Cette position des yeux convient aussi bien dans la tactique du simple duel que dans une bataille. (...)
Le premier point est de savoir regarder de côté sans bouger les pupilles.
Toutes ces positions ne peuvent être acquises d'un seul coup dans les moments d’urgence.
Donc, ayez bien en tête tout ce que j'ai écrit jusqu’ici, gardez bien cette position des yeux dans la vie quotidienne et en toutes occasions ne modifiez pas la position de vos yeux.
Réfléchissez bien à tout cela."
Il n'y a pas de doute que Musashi parle bien ici de la même chose.
Lorsqu'il dit : "Voir est plus important que regarder...", il ne peut s'agir que de la différence entre la vision restreinte de la fovea (regarder) et la vision périphérique (voir).
Telle est, en somme, la technique de la méditation en marchant.
Une technique de rappel à soi
Cela nous amène aux techniques de rappel à soi de George I. Gurdjieff, qui visent à éveiller la conscience d'être.
Car nous sommes rarement conscients de nous-mêmes.
Le plus souvent, nous nous définissons au niveau de la conscience ordinaire, sans être conscients d'être.
Aux techniques de rappel à soi qu'on trouve d'ailleurs non seulement chez Gurdjieff mais, comme je devais aussi le découvrir, dans d'autres écoles de sagesse, je suggère d'ajouter celle que j’ai tenté de définir dans cet exposé.
En résumé, cette technique peut se ramener à la formule que j'ai proposée au début : dissocier l'attention de la vision restreinte de la fovea (regarder) et l'investir dans le champ élargi de la vision périphérique (voir).
J'estime, pour en avoir souvent fait l'expérience, qu'elle est d'une très grande efficacité... à propos d'efficacité, il est peut-être utile que je parle brièvement, en terminant, du rôle de la respiration.
Je suggère, au moment d'élargir l'attention à la vision périphérique, d'inspirer lentement, puis d'expirer plus rapidement.
L'inspiration favorise la concentration, alors que l'expiration entraîne souvent une diffusion de l'attention.
Comme en témoigne un des principes de la lecture rapide : on retient mieux... ce qu'on inspire!
C'est la raison, du moins je le suppose, pour laquelle, dans certaines pratiques méditatives, celle de zazen en particulier, on demande de mettre plutôt l'accent sur l'expiration – afin sans doute de compenser la tendance à la diffusion de l'attention, parvenant ainsi à une concentration plus égale.
Mais il demeure que chaque fois qu'on a du mal à concentrer son attention, il faut s'appuyer sur l'inspiration, le temps de reprendre le contrôle de la concentration, pour ensuite s'appuyer au contraire sur l'expiration, ce qui rend la concentration plus stable.
Voir, c'est la technique de méditation que j'associe plus particulièrement à la marche, mais qui trouve aussi à s'appliquer à peu près à toutes les situations de la vie.